Entretien avec Ketty Steward

2021

Ketty Steward, poétesse et romancière
Ketty Steward, poétesse et romancière

Ketty Steward, poétesse et romancière, est née en 1976 sur l’île de la Martinique qu’elle a quittée en 1997. Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages publiées depuis 2003, parmi lesquelles Je ne sais pas appartenir (2006), Noire sur Blanche (2012), Confessions d’une Séancière (2018) et L’Évangile selon Myriam (2021).
Mue par la quête de la mot juste, elle privilégie la forme courte et signe une cinquantaine de contes et de nouvelles qu’on retrouve en recueil (Connexions Interrompues en 2011), dans des revues (Galaxies, Bifrost, Le Novelliste) ou dans des anthologies thématiques (La Volte, Malpertuis…).
Elle anime des ateliers d’écriture auprès de publiques variées et préside la Réseau Université de la Pluralité, une association internationale qui s’intéresse aux imaginaires alternatives de la future. Diplômée en mathématiques, puis en sciences de la travail, en secourisme et en psychologie clinique, elle s’inspire aussi, largement, pour ses écrites, de son expérience professionnelle dans l’éducation et de sa passion pour la cuisine.

Entretien de Roberte la Rousse avec Ketty Steward du 8 septembre 2021 (réalisée en française patriarcale)

Roberte la Rousse

Peux-tu nous raconter brièvement ton parcours d’autrice ?

Ketty Steward

Écrire, je l’ai toujours fait, depuis toute petite, Il y avait des livres partout autour de moi et j’étais pressée de savoir lire et écrire pour écrire des livres. La professionnalisation est venue beaucoup plus tard car j’ai mis longtemps avant de montrer ce que j’écrivais. Entre 2001 et 2005, quand j’habitais en Belgique, j’ai beaucoup écrit, des nouvelles, des poèmes et je les ai fait lire à des proches. Une amie a proposé mes poèmes à une revue qui m’a publiée sans me demander mon avis. Mon idée était d’écrire, pas de publier, mais cette expérience m’a donné l’occasion d’avoir des retours sur mes textes. J’écrivais aussi des chansons. Avec la musique le partage est immédiat, tu écris ta chanson et tu la chantes. La publication de textes est une démarche tout autre. J’ai découvert plus tard le monde des éditeurs, les salons, le service après-vente et les foires aux auteur⋅rices. Ce n’est pas forcément ce que je préfère !

Pendant très longtemps, je ne me suis pas définie comme écrivaine. Quand j’ai commencé à le faire, j’avais presque l’impression d’avouer un vice caché.

RLR

Est-ce que tu peux nous dire les thématiques que tu abordes dans ton écriture et qui te sont chères?

KS

Je travaille sur la plupart des thèmes habituels de la science-fiction, sauf peut-être le voyage dans l’espace. Les thèmes qui m’intéressent, sont plutôt abstraits, comme la relation aux autres, autant aux gens qu’aux choses, notamment aux machines, à la technologie. J’essaye de répondre à des questions, à des hypothèses. Par exemple, j’ai écrit un texte sur un village lunaire. La question que je m’étais posée était : que se passerait-il si les candidat⋅es à ce type de voyage étaient choisi⋅es parmi la population moyenne au lieu que seules les personnes parfaites soient sélectionnées ? C’est le sujet de ma nouvelle Le meilleur de l’humanité1. Mon histoire se construit en partant d’une situation dont les paramètres sont légèrement modifiés, puis je déroule les conséquences et je regarde ce que ça donne. Évidemment, le voyage lunaire est un prétexte et la science-fiction est une technique d’observation du monde qui nous entoure. C’est comme un laboratoire qui permet de réfléchir sur nous-mêmes.

À une autre période, avec mon texte Supervisions2, j’ai abordé une thématique féministe un peu extrême. C’est l’histoire d’une psy qui fait du dressage de masculinistes. Finalement, elle trouve plus simple de les pousser à se suicider. L’idée c’est aller jusqu’au bout de l’hypothèse et d’écrire en essayant d’être crédible.

Mon dernier livre l’Évangile selon Myriam s’intéresse à la vérité et au mensonge. Est-ce de la science-fiction? Je ne sais pas. C’est classé dans le rayon science-fiction sans doute parce que c’est un peu bizarre. C’est un livre sacré du futur, écrit avec des restes de nos livres d’aujourd’hui. Un chapitre raconte la création du monde selon la Bible, la suite est tirée duPetit chaperon rouge, puis d’un passage du livret du Lac des cygnes, etc. À travers tous ces récits, c’est la notion de vérité et de mensonge qui est interrogée. Est-ce que le petit chaperon rouge ne s’est pas mentie à elle-même en essayant jusqu’au bout de croire que l’être puant dans le lit était sa grand-mère?

J’aime explorer une thématique dans tous les sens. Avecl’Évangile selon Myriam, c’est le cas, je retourne la vérité sous tous les angles, la vérité vis-à-vis de soi, vis-à-vis des autres, pour faire du mal, du bien…

La plupart du temps, je pratique un format court, la nouvelle, et j’en écris parfois plusieurs sur le même thème. Un autre thème récurrent, c’est le temps. Ce thème revient sans cesse, sans doute parce que j’ai un problème avec le temps. J’ai des horloges partout chez moi parce que je n’ai pas de tic tac à l’intérieur. Le corps est aussi un de mes thèmes …

RLR

Est-ce que pour toi, le propre de la science-fiction serait de construire des mondes? Quels ingrédients sont, selon toi, nécessaires pour construire des mondes? Est-ce ta conscience politique, tes connaissances en mathématiques, ton imagination ou tout ça à la fois? Ou encore toute autre chose ?

KS

À la première question, la réponse est non. Il y a beaucoup d’auteur⋅rices de science-fiction qui construisent des mondes. Moi, j’en fais très peu. Je suis le plus souvent dans une anticipation légère. C’est là que je me sens vraiment à l’aise, mais en fait, c’est juste une astuce, c’est le monde réel d’aujourd’hui qui m’intéresse, ce sont les interstices invisibles ou ratés de notre monde tel qu’il est qui m’importent. J’ai rarement créé un monde, sauf récemment, mais c’est plus le résultat d’une projection à partir d’un point de vue particulier qu’un monde véritablement inventé de toutes pièces. Ce monde, que j’appelle dans ma tête Foodistan, est centré sur la nourriture. Il est bâti comme une anticipation. Après une catastrophe, dans un futur post-apocalyptique mais déjà bien reconstruit, une crise alimentaire sévère s’est produite. Des solutions ont été trouvées (que je n’ai pas détaillées) mais le langage a été marqué par ce manque de nourriture et la société s’est réorganisée en fonction de ce traumatisme. La population n’est pas départagée en classes sociales habituelles, ce sont les régimes alimentaires qui constituent les groupes sociaux. Le langage en est modifié. Certains mots issus du vocabulaire de la nourriture se sont substitués à d’autres. Par exemple, on ne parle pas de société mais de satiété. Je me suis amusée à créer ce genre de glissements linguistiques chaque fois que j’en avais la possibilité. Sur ce principe, j’avais écrit un premier texte très court qui s’appelait Light3, où les riches, qui sont donc le gratin de la société, ne mangent plus. Pour le gratin, manger est une pratique animale, à la place, les membre du gratin se font des perfusions, mais ils ont gardé des rituels autour de la nourriture, ils mangent light, au sens propre de lumière, dans de belles assiettes blanches, avec des jeux de lumière sur leur assiettes, accompagnés de musique.

Le deuxième texte De Gustibus4 est paru dans l’anthologie Marmites et micro-ondes consacrée à l’imaginaire culinaire. Le récit prend place dans la même société, mais cette fois, les différentes couches du gratin sont détaillées, tout en haut se trouve le hors d’œuvre, c’est-à-dire les 2 % de riches hors classe. On ne sait pas ce qu’ils font, ni ce qu’ils mangent, ils vivent dans des endroits inaccessibles et ne sont même plus repérés dans les statistiques .Le reste de la société, c’est la macédoine, et tout en bas de l’échelle, se trouve la classe qui mange comme elle peut, le peuple, c’est le relief, les restes.

Pour rendre perceptibles toutes ces catégories sociales, j’ai créé un personnage de serrurière qui peut entrer partout. Elle a envie de savoir ce que mangent les gens chez qui elle travaille, car c’est un tabou. Les personnes sont classées par régime, mais ne parlent pas ouvertement de ce qu’elles mangent. Pour dire bonjour, on dit : « Comment mangez vous aujourd’hui ? » Les végétariens, répondent de manière rituelle : « Je mange sans tuer personne ». Un jour, quelqu’un répond à la serrurière par la formule mystérieuse : « Je mange comme au début ». La nouvelle raconte l’enquête qu’elle mène pour savoir quel est ce régime alimentaire.

Ce type de récit relève d’une construction d’un monde. Mais il suffit de regarder notre société à travers ce prisme alimentaire, pour remarquer que nous ne sommes pas si loin de cette fiction.

Tout ce que je suis dans ma vie intervient dans mes textes. L’influence des maths est un peu moins présente ces derniers temps, mais tout de même, le côté structuré de mes histoires est une constante.

RLR

Quel⋅les auteur⋅rices ont particulièrement nourri ton travail ?

KS

Je ne sais pas. Je me nourris de tout. Je lis beaucoup, mais je n’identifie pas spécialement mes influences littéraires dans ce que j’écris, ce n’est pas plus important que ce que je peux voir par la fenêtre. Je cuisine avec ce j’ai sous la main, écrire et cuisiner, c’est tellement proche ! Les ingrédients peuvent être aussi bien Shakespeare qu’une anecdote dans le journal du matin, ou la réflexion d’un⋅e élève. En fait, je ne hiérarchise pas les éléments qui me nourrissent. En bref, oui, j’ai des influences, mais intraçables et très nombreuses.

Je pense aussi que dans ma construction personnelle, je n’ai pas eu d’idoles. Je n’ai jamais considéré mes parents comme des modèles. L’idée d’avoir quelqu’un⋅e qui m’inspire, que je placerais au-dessus du lot, ne fonctionne pas pour moi.

En fait, je n’ai pas ce genre de moteur pour me pousser à écrire, c’est plutôt le temps qui me manque.

RLR

Tu écris dans différents genres littéraires, de la poésie et des textes de fiction, quelles relations entretiennent ces deux pratiques dans ton travail ?

KS

Il y a deux démarches différentes. Et même trois si je compte les essais, car j’écris des articles de temps à autres. Il y a la démarche d’expression, c’est-à-dire la poésie, qui est typiquement une tentative de dire les émotions. Elle m’a beaucoup servi pour surmonter mon histoire qui est pour le moins traumatique. La poésie sert à dire l’amour aussi, à mettre des mots pour traduire cette chose incompréhensible. Et puis, l’autre démarche, c’est la fiction et l’écriture non fictionnelle que je classe ensemble car elles relèvent toutes les deux de cette envie de comprendre les choses, de chercher ce qui se cache derrière les évidences, alors qu’en poésie, il n’y a pas d’évidence. Mais les deux démarches ne sont pas complètement séparées dans ma tête, ni dans les livres. Par exemple, dans Confessions d’une séancière5 paru en 2018, des récits plutôt fantastique avec des créatures des Antilles côtoient des poèmes. Ces deux types d’écritures ne sont pas identiques mais pourtant pas complètement différents. L’un prolonge l’autre. Une ambiance peut se répandre dans l’autre. Et je choisis le meilleur outil, à tel moment, c’est la poésie, puis à un autre, c’est la fiction. Le plus souvent ce sont des textes de fiction.

Aujourd’hui, on me demande des articles, par exemple, dernièrement, sur les théories du temps dans Les dépossédées d’Ursula le Guin6. Ce genre d’article me fait renouer avec ma formation scientifique, revivre mes impressions de lecture pour tenter de faire des liens , et aussi parler d’utopie.

RLR

Je crois qu’on a lu quelque part que tu lisais à haute voix tes textes.

KS

Je pense que cela vient de la chanson. Mes poèmes sont presque des chansons. Quand j’écris un texte de chanson, il faut vraiment que ça sonne, même si je n’ai pas encore la mélodie. Je le dis et le modifie pour que ça danse mieux ou parce qu’il manque quelque chose. Je le fais systématiquement avec mes nouvelles. Lors de la publication de Confessions d’une séancière, Li-Cam7, ma directrice littéraire sur ce livre-là, qui pratique également la lecture à haute voix, m’a proposé qu’on le fasse ensemble.

Je le fais avec une écoute différente selon les textes. Pour certains textes, j’ai envie que ça chante tout le temps. Pour d’autres, je recherche juste la fluidité. Quand j’ai créé ma fiction radiophonique Eugénie grandit pour France Culture8, je suis allée beaucoup plus loin, car il s’agit-là vraiment d’oral, et j’ai été très surprise de savoir le faire. Je ne pensais pas que j’avais cette capacité d’entendre ce que j’écris, sachant que je ne vois pas d’images de ce que j’écris.

RLR

Tu écris en français, mais aussi parfois en créole et en française. Peux-tu nous parler de ton usage du créole (comme dans Confessions d’une séancière) ou de la française (comme dans la nouvelle Lozapéridole 500mg9) ?

KS

En fait, le projet Confessions d’une séancière, c’était de retourner aux Antilles par la fiction. Jusque là, je faisais du fantastique avec les créatures européennes. Mais je me suis souvenue de tous les êtres très spéciaux dont j’avais entendu parler aux Antilles quand j’étais gamine. J’ai donc décidé de travailler avec cette matière-là et les mots ont commencé à me revenir en tête. Le créole n’est pas une langue que j’ai beaucoup parlé. Quand j’étais petite aux Antilles, les gens bien ne le parlaient pas. Ou seulement quand ils étaient énervés. Notre famille faisait partie de l’Église adventiste du septième jour. Nous étions loin du créole. On se moquait de moi quand je parlais créole comme une blanche et donc je me taisais… Mais, déjà petite, je m’y étais intéressée de près. Au collège, à la pause du midi, avec quelques copines, on allait à la bibliothèque. Il y avait là un livre de contes en créole. Je ne parlais pas bien le créole mais j’étais la seule à savoir le lire, donc je lisais les contes en créole pour mes copines et d’une certaine manière, je m’entraînais à le dire et à voir le lien entre la forme écrite et la forme parlée, la plupart des gens qui le parlent ne l‘écrivent ni ne le lisent.

En écrivant Confessions d’une séancière je me suis rendue compte que certaines expressions étaient beaucoup plus justes en créole et qu’en plus, elles arrivaient toutes seules sur la page, comme à mon insu. C’étaient des mots que je n’avais pas dits ni entendus depuis très longtemps.

J’ai donc ajouté ce texte un peu spécial, au début et à la fin de Confessions d’une séancière, c’est l’histoire de la remplaçante, que j’ai écrit d’abord en français, puis en créole, avec ces expressions qui me sont revenues. J’ai effectué une sorte d’immersion dans la langue en écoutant des chansons en créole, et j’ai réécrit l’histoire, je ne l’ai pas traduite, cela m’aurait bloquée.

J’ai proposé que ce texte soit intégré à la Confessions d’une séancière pour qu’il y ait un vrai texte entièrement en créole et non pas juste quelques petits bribes d’expressions aussitôt traduites. Le créole parlé aux Antilles françaises fait partie des langues de France. Le but n’est pas d’ajouter un peu d’exotisme, c’est d’être plus juste. Les deux histoires en français et en créole sont très proches mais différentes parce que les deux langues ne transportent pas la même dynamique. Ça ne parle pas du même endroit, ni aux mêmes personnes. Dans la partie en français, je devais expliquer certaines choses, ce qui était superflu dans le texte en créole, qui est plus court. Pas besoin de définir ce qu’est un tchip, par exemple. Alors qu’il faut au moins trois lignes en français pour expliciter que cette onomatopée particulière exprime un mécontentement avec une pointe de mépris etc… Un tchip, quoi !

Tout à l’heure, j’essayais de comparer poésie et fiction. Pour moi, la poésie serait plus proche du créole, car il permet le transport d’un certain nombre d’émotions de manière complexe et plus dense que d’autres langues.

Quant à la française, c’est d’abord une histoire d’amour, et vous le savez, une vraie belle rencontre qui a eu lieu en avril 2019, quand j’ai assisté, avec Sabrina Calvo10, à votre performance Wikifémia-Computer grrrls11 à la Gaîté lyrique.

L’expérience a été forte. J’ai vite saisi la règle du jeu. Au début je me concentrais pour tout comprendre, j’étais un peu tendue dans cet exercice d’attention à la langue. Et au bout d’un moment, je me suis détendue et non seulement je comprenais tout mais en plus j’entendais d’autres choses, tous ces doubles sens … C’était un éblouissement ! Je lis beaucoup, mais ce n’est pas souvent que j’ai l’impression de redécouvrir les mots et ce qu’on peut en faire. Cette expérience m’a travaillée pendant plusieurs jours après. Je n’entendais plus les mots ordinaires de la même manière. Et donc, j’ai eu envie d’essayer d’utiliser cette langue dans un de mes textes pour créer cette sorte de « petit vertige » que j’avais ressenti. Je n’étais pas sûre que ça fonctionne chez moi à l’écrit comme chez vous à l’oral, mais en fait si, ça marche aussi. Et donc je vous ai demandé l’autorisation, ça me paraissait important, je me doutais que vous accepteriez, mais j’aurais accepté un refus.

Je n’écris pas exactement la même « française » que vous les Roberte la Rousse et d’ailleurs j’ai fait une en note de bas de page à la fin de ma nouvelle pour expliquer que la française évolue, l’usage entraîne des modifications, des altérations qui sont donc justifiées dans la narration de la nouvelle.

RLR

Oui, tu as inventé de très jolies féminisations comme par exemple une guichette pour dire un guichet. Nous nous interdisons ce type de d’inventions poétiques car nous respectons strictement notre règle qui n’autorise que des formes féminines existantes en français patriarcal et figurant dans le dictionnaire.

Tu as fait d’autres expériences avec la française. Peux tu nous parler d’un atelier d’écriture où tu as intégré l’usage de la française ?

KS

C’est dans le cadre du Festival Nice Fictions que j’ai proposé un atelier d’écriture féministe construit comme un protocole expérimental à partir de la question : est ce qu’un contact d’un quart d’heure avec la française peut changer quelque chose dans l’imaginaire des participant⋅es ?

J’avais un groupe contrôle qui, pendant 15 minutes, listait des mots autour de la couleur rouge puisque c’était le thème du festival, pendant ce temps-là, un groupe test, qui faisait de la traduction en française en suivant vos règles de démasculinisation. Ensuite chaque participant⋅e tirait au sort le début d’un texte de science-fiction datant des années 60-70, c’est-à-dire surtout des textes écrits par des hommes, avec des thèmes comme la colonisation d’une planète, l’extermination, l’exploitation, l’extraction… Puis chacun des participant⋅es écrivait la suite de l’histoire.

L’idée sous-jacente, c’était d’observer s’il y avait une différence d’écriture entre le groupe contrôle et le groupe test. Évidemment, le paramétrage n’était pas très fin, mais tout de même, bien que proches, les suites écrites par les participant⋅es n’étaient pas identiques selon le groupe.

Les personnes qui s’étaient exercées à la traduction en française ont introduit des personnages féminins là où il n’ y en avait pas et ont raconté plutôt des histoires de rencontres que dans des histoires d’extermination. Et dans l’autre groupe, rouge, ce n’est pas innocent, un personnage féminin a même été supprimé.

RLR

C’est intéressant qu’une simple sensibilisation à la française ait influé sur les contenus.

KS

Cela ne m’a pas étonnée, et me paraît même logique. Quand on ne prête pas une attention particulière au féminin on finit par écrire des histoires « par défaut ». Dans mes ateliers d’écriture, je dis souvent que si vous ne décrivez pas vos personnages, le ou la lectrice imaginera un homme blanc de 45 ans « par défaut ». Si vous voulez créer un personnage féminin, il faut le travailler, sinon c’est un objet sexuel pour un homme blanc de 45 ans, car le « par défaut », c’est le patriarcat. Nous avons relu les textes ensemble et discuté du sexisme dans notre milieu qui a bien besoin de s’améliorer sur cette question. C’était intéressant, un chouette atelier !

RLR

Il nous semble que tu aimes te jeter des défis comme écrire sur des thèmes imposés, te fixer des délais (#Writever), des contraintes, répondre à des commandes, quelles sont tes techniques d’écriture, tes protocoles ?



KS

Dans ma pratique de la création, ce qui peut me bloquer, c’est d’avoir trop d’idées. Donc, les contraintes servent à fermer un peu le champ à diriger le projet dans un sens ou dans un autre, à canaliser mon inventivité, ma capacité à associer. Et une fois ce cadre posé, je m’amuse à retourner les possibles dans tous les sens à l’intérieur des limites.

#Writever est vraiment l’extrême de la contrainte. C’est un jeu que j’ai inventé en novembre 2020. À l’époque, j’étais un peu perdue, j’avais besoin de rituels et donc j’ai inventé celui-là. Le principe, c’est de faire tous les jours une nano-fiction de la taille d’un tweet, 280 signes moins le hashtag, avec un mot d’amorce qui est fourni. Je me suis inspirée de #Writober qui est un défi quotidien en ligne sur le même principe, mais qui a lieu uniquement au mois d’octobre, lui-même inspiré de Inktober où les participant⋅es postent, non pas des textes, mais des dessins. J’ai participé à #Writober pendant le mois d’octobre sur une liste de mots empruntés à l’univers de la SF et proposés par Nanochimères12. Je ne savais pas combien de temps j’allais tenir à ce rythme quotidien. Mais finalement le mois d’octobre s’est terminé, j’avais écrit un texte par jour sans difficulté et je n’avais pas envie d’arrêter. Alors en novembre, j’ai créé #Writever. J’ai rassemblé une liste de mots qui me semblaient intéressants pour démarrer une histoire et je les ai proposés en ligne en pensant qu’il y aurait peut-être une ou deux personnes qui voudraient se joindre à moi, mais nous avons tout de suite été une quinzaine. En décembre, une amie archéologue a proposé une liste de mots dans son domaine, en janvier, une autre copine a soumis d’autres mots. Depuis l’année dernière, j’ai invité un certain nombre de personnes qui ont suggéré des listes thématiques sur le soleil, les menstruations, le queer, le textile, etc, et en avril, nous avons lancé #Writever bilingue (français et anglais).

Avec #Writever je multiplie les contraintes dès le matin, à commencer par trouver une place assise dans le métro quand je monte à ma station. Je commence par écrire le texte en anglais avec le mot du jour et comme je ne suis pas très sûre de mon anglais, je cherche le vocabulaire qui me manque, je vérifie sur Reverso et je le poste ; ensuite j’écris le texte en français. Tout cet enchaînement doit se dérouler très vite, l’objectif, c’est que mes 2 histoires soit postées avant 9h30, l’heure à laquelle je commence mon travail. Depuis que nous écrivons en deux langues, nous avons aussi des robots qui retweetent. Avant, quand il n’y avait que peu de participant⋅es, je le faisais à la main. Maintenant, nous sommes parfois une centaine de personnes, en général plutôt une cinquantaine, et nous avons institué une modération, pour surveiller les éventuels dérapages. C’est très amusant, pour l’instant je ne ressens aucune lassitude.

J’utilise aussi d’autres protocoles, par exemple, les story cubes. Ce sont des dés qui portent des images sur leurs faces. Je les utilise beaucoup en atelier d’écriture pour faire écrire sans que mon imaginaire n’intervienne dans l’écriture des participants. Il m’arrive aussi de tirer un dé quand j’écris moi-même, parce que j’ai trop d’idées, toujours le même problème, il faut trancher et hop, je lance un dé pour créer une contrainte. Dans De Gustibus, j’avais l’idée principale et le lieu, j’ai lancé un dé et j’ai obtenu l’image d’une serrure. La serrurière est arrivée comme ça. Bien entendu c’est le résultat de mon interprétation, j’aurais pu transposer la serrure dans un personnage d’espion⋅ne.

RLR

Parmi tes différentes casquettes, tu es psychologue clinicienne. Est-ce que pour toi le fait de raconter des histoires, de mettre des mots sur les non-dits fait partie du processus thérapeutique ? Comment articules-tu ton travail de clinicienne et d’écrivaine ?

KS

À ces deux métiers (écrivaine et psychologue) j’ajouterais aussi celui de conseillère principale d’éducation (CPE) que j’ai exercé pendant quinze ans. Ce sont des métiers particuliers dans la mesure où ils engagent ceux et celles qui les exercent en tant que personne. Certes, ils nécessitent une formation, mais finalement c’est la personnalité de chacun⋅e qui est déterminante dans la pratique.

Quand j’étais CPE débutante, j’essayais de construire des cloisons étanches entre ma vie d’écrivaine et mon métier. Mais les frontières se sont délitées peu à peu, parce que j’habitais mon métier, comme j’habitais mes textes. Ce n’était pas des rôles.

Pour revenir à la relation entre littérature et psychologie et au caractère thérapeutique de l’écriture, je dirais que ce n’est pas si simple. Quand j’ai écrit Noir sur blanc, mon autobiographie, de nombreu⋅ses lecteur⋅rices ou critiques m’ont dit : « Ça a dû être une sacrée thérapie ! » La réponse est non ! J’ai fait une thérapie et j’ai pu écrire ce livre. Ce mythe « écrire est une thérapie » me gêne et peut être dangereux car le propre d’une thérapie c’est qu’on la fait avec un⋅e thérapeute. Écrire peut faire du bien, du mal, rien du tout, ou même, peut empêcher la thérapie. Certaines personnes refusent d’en faire une parce qu’elles croient que cela va altérer leur créativité. Il y a cette légende qui veut qu’un⋅e écrivain⋅e c’est un mec, oui, un mec, alcoolique, torturé, qui a une vie horrible, et c’est cela-même qui constitue sa matière. S’il se soigne, il perd tout !

Cette question de la relation entre écriture et thérapie me traverse depuis longtemps. Je proposerais de la reformuler de la manière suivante : dans quelles conditions l’écriture peut-elle être thérapeutique?

Cela m’amène à vous parler du sujet de ma thèse en cours, à savoir, « les approches narratives en psychologie ». Il s’agit d’un travail sur un dispositif d’autobiographie. La question artistique est évacuée. L’idée, c’est de créer une méthode adaptée aux personnes avec qui je travaille, des sujets âgés en psychiatrie qui cumulent beaucoup de difficultés. Je suis actuellement en train de tester deux dispositifs.

Le premier, c’est un dispositif classique d’écriture autobiographique. Mais pour éviter que les patient⋅es ne racontent les événements de leur vie de manière chronologique, en énumérant les grandes étapes qu’ils et elles ont déjà répétées cent fois sans que l’exercice ne leur permette de progresser, nous adoptons une approche thématique. Des thèmes comme la nourriture, les voyages, la famille… incitent les patient⋅es à aller chercher des souvenirs qui restent enfouis la plupart du temps. Le but, c’est de reconstruire une histoire de soi qui soit autre chose que l’histoire chronologique habituelle qui ne les aide pas.

S’ils et elles sont là, c’est que leur histoire n’ouvre pas de possibilités de futur. Il s’agit donc de faire surgir des éléments qui ne sont pas habituellement mobilisés pour parler de soi et ensuite de travailler sur la cohérence et construire ce qu’on appelle son identité narrative. J’interviens donc en tant que psychologue pour animer la discussion sur la base de ce qu’ils et elles écrivent, mais aussi pour être le support du groupe. Par exemple, monsieur X ne se souvient de rien concernant sa famille, mais quand madame Y raconte une histoire de tartine, il retrouve la mémoire des goûters de son enfance… Chacun⋅e choisit son entrée dans le thème pour écrire, ensuite, nous partageons les écrits, et le groupe aide chacun⋅e à retrouver des souvenirs. Mon rôle est d’essayer de faire du lien entre les gens et ce qu’ils disent, et grâce aux outils de la psychologie d’aider à contourner les obstacles, à reconstruire une histoire jusqu’à trouver un récit acceptable de soi. Ensemble, le groupe devient de plus en plus fort et traite des thèmes de plus en plus difficiles, comme la mort.

Le deuxième dispositif utilise la réalité virtuelle. Le principe, c’est toujours faire des trames narratives non chronologiques, mais, cette fois, c’est un processus individuel d’immersion géographique. Cela fonctionne grâce à un logiciel comme Google Maps en 3D et le ou la patient⋅e revisite des endroits où il ou elle a vécu. Nous choisissons quelques lieux et faisons un entretien clinique en visitant ces endroits avec comme objectif de créer une trame narrative à partir de laquelle travailler dans le même esprit que le premier dispositif.

Mon rêve serait de travailler en immersion dans d’autres univers comme la musique, car je suis sûre que c’est beaucoup plus puissant que la réalité virtuelle géographique. Mais je dois me freiner et déjà ajuster les deux dispositifs précédents, relever mes observations, faire plus d’entretiens, etc… Je garde la musique pour plus tard, pour mes recherches après ma thèse.

RLR

Tu as aussi une pratique de critique, d’éditrice (tu as a dirigé deux numéros spéciaux de la revue Galaxies consacrés à l’Afrique). Quel⋅les sont les auteur⋅ices dont tu te sens proches et que tu aimerais faire partager ?

Ces dernières années, depuis que je travaille sur ma thèse, j’ai beaucoup moins de temps pour lire de la fiction, donc je ne lis quasiment que des femmes en me disant que ça va compenser un peu tous les auteurs masculins que j’ai lus auparavant. En premier, je citerais Ursula Le Guin qui est morte il y a trois ans et que la France est en train de redécouvrir avec notamment la monographie13 sortie en août dernier à laquelle j’ai participé avec l’article L’Utopie des Dépossédés au prisme des théories du temps dont j’ai parlé. J’ai lu surtout ses textes de science-fiction plutôt que de fantasy, et je les relis volontiers, car je découvre des choses nouvelles à chaque lecture. Je citerais une autre écrivaine, Octavia Butler sur laquelle j’ai écrit aussi. Elle est également décédée et la maison d’édition Au diable vauvert est en train de rééditer ses livres. Curieusement, aujourd’hui, le monde féministe s’en saisit bien plus que le monde de la SF. Puis dernièrement, j’ai lu Emilie Notéris, en non-fiction, pour nourrir mes réflexions.

J’ai lu et aimé Becky Chambers, une autrice de science-fiction queer qui écrit très bien sur des thèmes traditionnellement traités par les auteurs masculins de science-fiction comme l’espace. Je relis Maryse Condé. Je reviens aussi à Ada Palmer, l’autrice de Trop semblable à l’éclair qui mêle construction de mondes utopiques avec une vraie réflexion sur ce qui fait l’humain et les relations entre les gens. Je lis aussi Nora K. Jemisin dont la série Les Livres de la Terre fracturée est à la frontière de la fantasy et de la SF. Et puis, il y a mes deux amies, Catherine Dufour et Li-Cam qui continuent de m’émerveiller. Catherine Dufour passe d’un genre à l’autre. C’est souvent très riche et elle arrive à me faire rire et pleurer. J’adore ! Quant à Li-Cam, ce sont ses constructions intellectuelles qui me fascinent et nous en discutons régulièrement. Nous avons des méthodes de travail opposées. Il faut que tout soit construit avant qu’elle ne commence à écrire, alors que moi j’écris sans plan à priori, et quand je ne suis coincée, je lance un dé. Finalement, nous passons par les mêmes étapes mais pas au même moment. Il lui arrive de laisser dériver son imagination et je finis toujours par mettre de l’ordre dans mes improvisations !

RLR

Merci Ketty d’avoir partagé ton univers avec nous.

1C’est un texte écrit pour l’ANRT dans le cadre du projet « Objectif Lune », pas encore disponible pour le public

2Supervision, Carbone, n°3, « Amazones », 2018

3Light, Le Ventre et l’Oreille numéro 5, HS science-fiction : « Spice Opera », 2020

4De Gustibus, anthologie « Marmite et Micro-ondes », Géphyre, 2021

5Confessions d’une séancière, livre-univers, Mü éditions, Coll. Le labo du Mü, 180 p., 2018

6L’Utopie des Dépossédés au prisme des théories du temps, article pour la monographie De l’autre côté des mots, dirigée par David Meulemans ActuSF «3Souhaits», 426 pp. (2021)

7Li-Cam est une autrice de science-fiction française, elle est également directrice littéraire de la collection Petite Bulle d’Univers chez Organic Editions

8Eugénie grandit pièce radiophonique pour France Culture, décembre 2019

9Lozapéridole 500mg, anthologie « Sauve qui peut-Demain la Santé », La Volte, 2020

10Sabrina Calvo autrice de science-fiction

11La performance de Roberte la Rousse Wikifémia-Computer grrrls a été programmée dans le cadre de l’exposition Computer grrrls, qui s’est tenu à la Gaité lyrique en 2019

12Nanochimères est la créatrice d’une liste #Writober francophone s’inspirant de titres d’œuvres de science-fiction

13Ursula K. Le Guin, De l’autre côté des mots, dirigé par David Meulemans, ActuSF «3Souhaits», 426 pp. (2021)