Entretien avec Coraline Cauchi

2021

Coraline Cauchi, comédienne et metteuse en scène, en 2018
Coraline Cauchi, comédienne et metteuse en scène, en 2018

Coraline Cauchi est comédienne, metteuse en scène et lectrice. Responsable artistique de SERRES CHAUDES, elle développe un travail autour des écritures contemporaines. 
Elle travaille sur des textes non-théâtraux qu’elle adapte pour la scène (L’Amant, Marguerite Duras ; Sciences de la vie, Joy Sorman). Elle crée des spectacles à partir de commandes d’écriture auprès d’auteurs·rices (La Théorie de l’Hydre, Antoine Cegarra ; CLEAN ME UP, Lucie Depauw, Amine Adjina, Pauline Peyrade, Solenn Denis). En 2020, aux côtés du musicien Baptiste Dubreuil, elle est la conceptrice et l’interprète de BLEUE de Clémence Weill, spectacle avec lequel elle affirme à la fois son esthétique et ses engagements féministes.
Elle fait partie du comité de lecture du Théâtre de la Tête Noire – scène conventionnée, met régulièrement en espace des textes contemporains, et dirige le LaboLivre – cercle de lectures. Depuis 2017, elle collabore avec Roberte la Rousse pour plusieurs projets « en française dans la texte ».

Entretien de Roberte la Rousse avec Coraline Cauchi du 6 février 2021 (l’entretien est réalisée en française patriarcale)

Roberte la Rousse

Coraline, tu as participé aux performances de Roberte la Rousse à partir de 2017. Peux-tu nous raconter brièvement ton parcours de comédienne et de metteuse en scène?

Coraline Cauchi

Je suis comédienne de formation. En 2001, après avoir obtenu une licence de lettres modernes, je suis entrée au conservatoire d’Orléans pour cinq années d’études, les deux dernières années étant un cycle professionnel. À la sortie du Conservatoire, j’avais 25 ans et j’ai décidé de me lancer en montant une compagnie avec les gens de mon entourage, c’est-à-dire une partie de ma promotion du conservatoire. Cette étape n’a pas duré très longtemps, mais m’a permis de comprendre que j’avais quelque chose à faire du côté de la mise en scène. Ensuite, j’ai intégré Serres chaudes, une structure qu’avait monté mon compagnon de l’époque, et j’ai commencé à travailler avec lui plutôt comme interprète. Quand nous nous sommes séparés, j’ai repris la direction artistique de cette structure. Cela tombait bien parce que j’avais le désir de mettre en scène un projet, de le porter entièrement, de le diriger et même de signer l’adaptation théâtrale. Il s’agissait du roman de Marguerite Duras L’amant, que j’ai adapté pour deux comédiennes. Cette expérience, en 2010-2011, m’a permis de prendre confiance en moi, aussi bien dans la tâche de direction d’une structure que dans le travail de mise en scène.

Ce qui m’a tout de suite plu dans la mise en scène, c’est le travail à la table, le côté laborieux et intellectuel de la préparation, très différent du travail de comédienne. Aujourd’hui, je me situe à ces deux endroits-là, j’essaye de pas être qu’une tête pensante et de mener autant le travail de mise en scène que celui de présence du corps en action. Cet équilibre, je l’ai vraiment trouvé avec mon dernier spectacle, Bleue, dans lequel je suis à la fois comédienne et metteuse en scène. Auparavant, j’étais persuadée qu’il fallait choisir entre faire de la mise en scène et être sur le plateau, car cela risquait de brouiller les cartes. Mais, en fait, c’est précisément parce que j’ai croisé ces deux pratiques que je pense avoir trouvé l’endroit le plus juste pour l’interprétation de ce spectacle.

Dans Bleue, il y a de la fiction, des ingrédients qui viennent du théâtre, avec un personnage que j’incarne et qu’en même temps je regarde de l’extérieur. Il y a aussi un dispositif avec un musicien, dont la présence au plateau permet au public de projeter sur lui de la fiction, de se raconter qu’il est peut-être le copain de la fille qui parle ou bien l’éleveur de la vache, alors qu’il est là aussi simplement pour produire les sons de la pièce. Je pense que les spectateur⋅rices trouvent leur compte dans cette complexité.

Le fait que je porte une structure me semble aussi un élément important de mon parcours, car cela me procure la sensation de maîtriser mieux mon destin. Si je n’étais que comédienne, interprète-électron libre, je me sentirais trop dépendante du désir des metteur⋅euses en scène ou des directeur⋅rices de projets. Porter toutes les casquettes en même temps me donne une grande autonomie mais, en contrepartie, rend le travail concret de fabrication un peu complexe car le montage des productions s‘accompagne d’une certaine lourdeur administrative. C’est un exercice de souplesse. Je trouve de l’amusement à sauter d’un rôle à un autre, et j’assume d’être à cet endroit précis, à la croisée des chemins.

RLR

En tant que comédienne, quel est ton appréhension de nos textes en française ?

CC

Pour répondre, j’ai besoin de remonter un peu dans le temps parce qu’en réalité ce n’est plus tellement une étrangeté pour moi aujourd’hui.

La première chose surprenante, c’est de mesurer à quel point le masculin est présent partout dans la langue, sans que nous en ayons conscience, et comment, d’un seul coup, la française rend ce phénomène apparent. Ensuite, il y a la difficulté technique à pouvoir parler cette langue car cela demande tout de même un effort quasiment musculaire pour pouvoir l’articuler, pour qu’elle soit audible.

Plusieurs cas de figures se présentent. Les féminisations amusantes ne sont pas difficiles à faire passer, dans le cas des tracteurs qui deviennent des tractrices, le mot tractrices est un peu dur à articuler, mais c’est un tel évènement de le dire que cela gomme la difficulté à le faire entendre. Les plus difficiles à rendre perceptibles sont les petits mots anodins, les articles, les adjectifs possessifs qui sont partout dans la phrase. En fait, il y a presque un événement à chaque mot, et, comme en musique, si l’on met des accents sur toutes tes notes, plus rien n’est audible. Il faut au contraire créer une hiérarchie dans l’importance des mots à mettre en relief, trouver un équilibre pour rendre le phrasé fluide et ne pas surinvestir chaque forme féminisée. La fluidité est particulièrement importante dans le cas des textes de fiction parce qu’il est nécessaire de porter l’histoire et éventuellement d’habiter des personnages, il faut donc que la diction soit fluide.

RLR

Quelles techniques particulières mets-tu en œuvre pour mettre en valeur la française lors des performances ?

CC

Concrètement, mes textes sont très annotés. Je commence par souligner tous les mots féminisés en rouge, en plus du balisage que je réalise systématiquement pour préparer n’importe quelle lecture. J’indique les respirations, les pauses, les moments où il faut bien fermer la phrase, ou au contraire quand il faut enchaîner. La ponctuation est un outil de l’écrit, et quand on porte un texte à l’oral, on peut parfois s’en affranchir, enjamber un point ou créer deux points pour mettre en exergue un segment dans une phrase. Cela relève de la liberté de l’interprète et n’est pas contradictoire avec le fait qu’il faut aussi faire entendre la ponctuation décidée par l’auteur⋅rice, car on ne lit pas Duras comme Proust.

Donc, je balise et re-balise le texte de nombreuses fois, je le remets même en page, avec des retours à la ligne, des blancs, des caractère gras, des majuscules, et différentes polices de caractères. De cette manière, le texte entièrement redessiné devient une partition à jouer. Plus le balisage du texte est visible, plus c’est simple de le dire. Avec le texte de Wikifémia-Computer Grrrls, c’était flagrant, nous avions toutes les trois nos codes couleurs et pas seulement pour visualiser la répartition de qui dit quoi, mais aussi pour transcrire la vitesse, la rythmique, etc.

Bref, la notation de la phase est très importante, et tout particulièrement pour dire la française.

RLR

Peux-tu nous parler d’autres textes que tu as pratiqués où la langue est en jeu ?

CC

Je pense à un texte d’Olivia Rosenthal que j’ai lu dans le cadre d’une performance, Mécanismes de survie en milieu hostile, dans lequel il y a un passage d’environ deux pages qui n’est qu’une seule grande phrase, un fleuve. Quand on est embarqué⋅e dans ce type de lecture, on a l’impression d’être en apnée sans jamais reprendre complètement son souffle. Lire ce genre de texte demande la même vigilance de tous les instants que lire des textes en française. Dès qu’on relâche l’attention, on revient aux automatismes appris et on trébuche.

RLR

Au sein du collectif Roberte la Rousse, tu as interprété deux types de textes différents : d’abord A votée une fiction avec des personnages qui dialoguent, et puis Wikifémia basé sur des fragments de Wikipédia dont le style est très particulier. Peux-tu nous parler de ces deux expériences ?

CC

Dans A votée, qui est un texte de fiction dialogué, j’ai fait un travail sur la voix. Je n’ai pas vraiment mimé les personnages mais introduit de légers changements de voix. La situation un peu burlesque évoquée dans le récit s’y prête, donc sans vraiment jouer les différents rôles, j’ai trouvé nécessaire de faire entendre qu’à tel moment, c’est le grand-père qui parle puis la petite fille qui lui répond, en jouant sur la tonalité un peu plus aiguë, un peu plus grave, ou sur la vitesse de lecture, certains personnages parlent un petit peu plus lentement, ou d’autres un peu plus vite. Ce sont des micro-nuances, des manières d’attaquer la phrase qui permettent de typer les personnages vocalement. Je pense que cela aidait à suivre l’intrigue dont la narration intégrait une forme de suspense. Que va-t-il arriver à Norman ? Comment va se passer la rencontre avec Multivac ?

De plus, nous avions « nettoyé » le texte, en supprimant les « dit-il, répondit-elle » or la française, en réduisant les deux genres au seul féminin, a tendance à brouiller l’identité des personnages. La compréhension du récit était donc grandement déléguée à l’interprétation et à la gestion des voix.

C’est beaucoup plus simple de dire les textes de la série Wikifémia parce que nous sommes libérées de la question d’incarner les personnages et de faire vivre des dialogues de fiction.

Dans Madeleine Pelletier, qui est le premier texte de la série Wikifémia, il n’y pas de dialogue, mais des paroles rapportées. J’ai trouvé assez beau que ce soit moi qui porte les paroles des femmes en lutte pour le droit de vote, du moins tout ce qui relève de la parole directe, parce que je suis la comédienne du groupe qui est capable de donner un peu de couleur à ces textes-là. C’est d’ailleurs très visible physiquement, je me lève, je prends le micro, je viens à l’avant scène pour dire ces paroles. La mise en scène relaye l’écriture.

Dans Computer Grrrls, où il y a moins de citations, nous avons égalisé la répartition du texte entre nous trois et aussi avec les voix de synthèse. Il y a une horizontalité des rôles de chacune, et d’ailleurs c’est flagrant dans le dispositif, nous sommes toutes les trois installées à trois tables en arc de cercle comme trois conférencières.

RLR

Que penses-tu du style très particulier, qui se veut neutre, des textes empruntés à Wikipédia ?

CC

Ce qui me plaît dans Computer grrrls, c’est justement cette écriture des extraits de Wikipédia qu’on pourrait dire froide, plate, sans style. Les informations factuelles sont rédigées sans point de vue. Le point de vue se trouve dans les notes de Roberte la Rousse.

Bien entendu, votre point de vue transparaît aussi dans le choix des extraits et dans la manière de les monter, au sens cinématographique du terme. Mais, précisément parce que les fragments de Wikipédia sont totalement « dévitalisés », nous nous sommes autorisées un traitement quasi-musical, un travail de découpage et de répartition de la parole entre les unes et les autres, y compris les voix de synthèse, avec presque des alternances de couplets et de refrains, ou des moments d’interprétation rythmique, parfois proches de la poésie sonore.

RLR

Il y a aussi les notes de Roberte la Rousse.

CC

Elle sont quasi absentes dans Madeleine Pelletier où l’on a plutôt l’impression de suivre les liens de Wikipédia qui s’ouvrent les uns après les autres. À l’inverse, les notes de Roberte la Rousse structurent le récit dans Computer Grrrls.

RLR

Cela reflète assez fidèlement l’évolution de notre travail au fur et à mesure du développement de la série Wikifémia. Nos notes de Roberte la Rousse deviennent de plus en plus nombreuses et consistantes au fil du temps. Dans Madeleine Pelletier nous avons réalisé un montage quasi exclusif de fragments issus de Wikipédia parce que le sujet s’y prêtait, l’histoire des luttes pour l’obtention du droit de vote des femmes est de l’histoire connue, bien exposée dans Wikipédia, il n’y a pas vraiment matière à faire des commentaires.

Avec Computer Grrrls, c’est différent, il s’agit d’un sujet qui nous tient à cœur, d’une histoire plus récente, plus polémique. Nous sommes devenues plus critiques vis-à-vis des contenus proposés par Wikipédia, et plus émancipées comme autrices, nous avons donc multiplié les notes de Roberte la Rousse pour exprimer nos critiques et nos observations. Notre voix de Roberte la Rousse est encore plus forte et affirmée dans la suite du projet avec Révisions, où nous établissons un véritable dialogue avec Wikipédia.

CC

Il y a également une évolution linguistique de la française au fur et à mesure des projets. Ce n’est pas tout à fait la même française dans A votée, en 2017, qu’aujourd’hui, même si la différence n’est pas énorme.

RLR

Oui, nous avons simplifié et radicalisé les règles de la française jusqu’à arriver à un point où notre langue semble s’être stabilisée.

CC

Au fil du temps, le dispositif scénique aussi s’est transformé. Nous en avons beaucoup discuté au cours des répétitions.

Plus nous avons avancé, et plus j’ai lâché quelque chose de la théâtralité d’où je viens, c’est-à-dire de cette pratique d’incarnation, d’habiter des personnages et de les faire apparaître de manière scénique.

Cette théâtralité était présente sur Madeleine Pelletier, mais plus du tout sur Computer Grrrls où nous en sommes venues très naturellement au dispositif de conférence à la table. Les trois conférencières ne sont pas plus typées les unes que les autres, les attributions de contenus des textes sont décidés soit en fonction des goûts personnels de chacune, soit pour répondre aux besoins des jeux musicaux, comme les passages où nous enchaînons de courts segments de phrases à tour de rôle.

Nous avons mis plus de nous-mêmes dans Computer Grrrls, et cela rejoint ce que vous disiez, dans le domaine de l’écriture, sur l’affirmation croissante de la parole de Roberte la Rousse qui s’émancipe de Wikipédia. Dans Madeleine Pelletier, moi aussi je me réfugiais dans les prises de paroles où je faisais entendre, par exemple, l’indignation de Séverine contre les hommes analphabètes ou ivrognes qui ont le droit de vote, et pas les femmes…

Dans Computer Grrrls, nous ne jouons pas à être autre chose que ce que nous sommes, la performance est plus intime aussi, nous sommes plus exposées.

RLR

Peux-tu nous parler de l’expérience de performer sur scène avec des partenaires non comédiennes (Anne et Cécile) et avec des voix de synthèse ?

CC

Quand vous dites non comédiennes, j’entends qui n’ont pas reçu de formation à l’art du théâtre.

Mais pour moi, ce qui compte, c’est la prise de parole en elle-même, qu’elle soit extrêmement maîtrisée et technique n’a pas beaucoup d’importance. D’ailleurs, avec la pratique des performances, vous avez intégré certaines choses en termes de technicité, dans l’écoute, la vitesse, porter la voix, la poser. Pour moi, le fait précisément que vous soyez non comédiennes ET co-autrices des textes est la chose la plus juste du projet.

Vous auriez pu confier ce texte à trois comédiennes ou juste à moi, avec des voix de synthèse. Nous l’avions même évoqué à un certain moment. Mais ce choix n’aurait pas eu de sens. Cela rejoint ce que je mentionnai plus tôt de ma décision d’être metteuse en scène ET comédienne sur mon spectacle Bleue. Car le spectacle, la représentation, c’est la représentation du travail, de la recherche, de la démarche. Donc, il n’y a aucune raison que vous soyez absentes de ce moment de présentation au public alors que vous avez fabriqué le texte. De plus, personne n’est spécialiste de la lecture d’un texte. Ce qui compte, c’est que cela ait lieu.

J’ai déjà travaillé avec des non-professionnel⋅les, j’anime de nombreux ateliers, et je suis souvent, voire toujours, émerveillée de ce qui peut sortir de gens qui n’ont pas appris à le faire.

Quant aux voix de synthèse, ce sont des partenaires de jeu, et je trouve cette sorte de conversation avec des robots très ludique. Cela apporte de l’humour. Et c’est tout à fait approprié à la prise en charge du style aseptisé des extraits de Wikipédia. Je n’ai qu’un regret, c’est que les voix de synthèse n’aient pas été traitées scénographiquement. Pour moi, cela aurait eu du sens d’avoir sur scène une série de haut-parleurs et une spatialisation du son comme dans les installations sonores que Cécile crée dans d’autres contextes. Cela n’aurait pas été une coquetterie, mais aurait poussé plus loin la cohabitation des voix de synthèse et des voix humaines, elles-mêmes d’horizons différents, formant ainsi une multiplicité de voix présentes sur scène.

Bon, je sais aussi que cela aurait alourdi le dispositif et que les conditions techniques d’accueil de nos performances imposent certains choix.

RLR

En fait, actuellement, nous nous orientons plutôt vers une sobriété radicale que nous mettons en pratique avec Révisions, le troisième volet de Wikifémia. Nous présentons ce dernier texte sous la forme d’une performance en duo (Anne et Cécile) qui met en valeur les textes et la langue sans aucun appui technologique. Nous n’utilisons ni son amplifié, ni vidéoprojection, seulement nos deux voix sans micro. Nous présentons Révisions dans des petits lieux qui ne sont pas des salles de spectacle, mais plutôt des galeries d’art ou des lieux d’exposition. Nous agissons sous la forme de performances-conférences marchées au cours desquelles nous déambulons au milieu du public tout en lisant nos textes. Les déambulations servent de pauses qui structurent la lecture et permettent aussi au public de « digérer » nos dialogues avec Wikipédia qui sont parfois denses.

CC

De mon côté, je poursuis mon cycle féministe avec la création de Sciences de la vie, une étrange histoire de peau, une nouvelle forme légère et autonome, facile à diffuser, car au-delà de la crise sanitaire et des dégâts qu’elle produit déjà sur la diffusion et l’exploitation des spectacles, nous savons l’importance de pouvoir proposer des formes scéniques adaptables et d’aller à la rencontre des publics de manière différente. C’est toujours difficile de réinventer des formes (est-ce d’ailleurs possible?…), et on n’est pas obligé de le faire à chaque fois, mais c’est toujours important de se poser la question des dispositifs qui rendent possible la réception de nos œuvres.

RLR

Que penses-tu de la dimension symbolique et politique de la française ?

CC

La dimension politique et symbolique de la française est particulièrement forte. Nous avons pu la mesurer   lors de présentations de Wikifémia, où notre démasculinisation du français a parfois déclenché des réactions d’hostilité. Par exemple, certaines personnes ont pu nous dire de manière condescendante, comme si nous étions des enfants, « Parler au féminin !  Franchement, y’a pas des choses plus importantes que ça à gérer ? », révélant ainsi un conservatisme patriarcal bien ancré. Il s’agissait parfois de personnes proches que je pensais être des alliées. En fait, je trouve que la française constitue un excellent révélateur du patriarcat. D’un autre côté, ce type de remarque peut permettre d’enclencher du débat, de la pédagogie, ce n’est pas inutile. Mais, pour moi, la fabrication de cette langue à rebours des règles consensuelles en vigueur est avant tout un acte poétique et c’est pour cette raison que j’y trouve mon compte en tant que comédienne venant du théâtre et de la littérature. C’est un outil de réenchantement du monde !

RLR

Quels autres projets proches de notre démarche t’intéressent ?

CC

Évidemment, je pense à Aurore Evain, actrice, autrice et dramaturge qui travaille à faire réémerger le matrimoine culturel en exhumant des autrices oubliées du passé. Grâce à elle, j’ai découvert les textes de nombreuse écrivaines contemporaines de Molière dont je n’avais jamais entendu parler. J’apprécie aussi d’autres démarches plus grand public, comme celle de la dessinatrice de bande dessinée Pénélope Bagieu avec Les Culottées, un travail militant qui fait sens sous une forme très accessible. Ou encore les pastilles en vidéo de la série Virago d’Aude GG, comédiennes, autrice et réalisatrice. Et j’aimerais citer un projet que j’ai découvert récemment, mené par un jeune graphiste suisse, Tristan Bartolini, qui a conçu un alphabet inclusif. Graphiquement très beau, sans doute difficile à utiliser pour écrire un mail à son patron (!!) mais son alphabet me fait le même effet de puissance poétique que la française.